Qui n’a jamais passé quelques secondes sous un orage tropical n’a jamais connu l’orage.

J’ai pris l’habitude de rentrer à pied de mon bureau du Sacré-Coeur.

Je traverse d’abord le quartier de Ouakam puis je m’enfile dans cette étroite bande urbaine en perpétuelle construction, coincée entre les extrémités des pistes de l’ancien aéroport Léopold-Sédar-Senghor et la route de la corniche Ouest, en direction des Almadies.

D’aucuns me diront que ce n’est pas très prudent de parcourir cette distance seule, en tongs, petite robe courte, armée de mon seul sac à main, banalisé bien sûr, chargé de mon notebook, de mon téléphone et de quelques milliers de CFA froissés, en vrac. Surtout après mon exploit de Djily Mbaye.

Alors je ne prends jamais tout à fait la même route, il y a tellement de dédales dans ces ruelles ensablées. Les sens aux aguets, comme un animal perdu dans la jungle. Mais le pas assuré, comme habituée des lieux, pour ne pas attirer l’attention malgré ma chevelure argentée.

Un bon rythme aussi pour rentrer avant la nuit.

Je débouche un peu après le rondpoint des Mamelles, aux arrêts de bus.

Alors que je m’approche de l’accotement, des femmes sont affairées à ranger leurs marchandises, à une vitesse très surprenante pour qui connait la célérité sénégalaise.

Prise d’une soudaine intuition, je me retourne.

Un ciel noir par endroit, encore plus noir ailleurs. Un ciel qui galope vers ma destination.

Je n’ai pas de parapluie. D’abord parce que ça ne sert à rien ici et ensuite parce qu’il n’a pas plu une goutte depuis trois mois, une saison des pluies sans pluie sur la capitale.

Je presse le pas le long de cet interminable trottoir transformé en jardinerie géante. Six-cents mètres de verdure entretenue par l’homme pour son business. Aucun refuge, la plus grande plante ne m’arrive pas aux oreilles.

Le ciel s’avance plus vite que moi. Les premières gouttes.

Je compte 1, 2, 10, 100.

Et puis quelqu’un éteint la lumière. Le déluge.

Des rafales glacées me percutent à l’horizontale, des zébrures lumineuses frappent l’océan en cadence.

Le principal danger ce n’est pas la foudre, c’est la vieille plaque ondulée d’un immeuble en chantier qui traverse la route devant moi, manquant d’emboutir un taxi.

Vu l’état des taxis en général, cette rencontre doit être assez fréquente sous la tourmente.

À cent mètres, un point lumineux, enfin la Banque of Africa.

Un gardien me fait de grands signes, je me réfugie sous le porche de l’établissement. Plus trempée qu’après une heure de jacuzzi toute habillée.

Un gentil garçon m’accueille, en costume et casquette, me propose son siège de gardiennage, me demande mon numéro de téléphone.

– Pourquoi faire ?

– Pour vous appeler demain matin. Vous vous appelez comment ?

Il insiste encore et encore.

– Vous habitez où ? Je peux vous appeler ?

Je détourne son attention sur un autre sujet. Facile. Il pleut tellement que l’eau s’infiltre partout.

L’endroit où nous nous trouvons sera bientôt totalement inondé.

La situation est ridicule, je réalise que la pente du sol carrelé n’est pas dirigée dans la bonne direction.

Je suis assise sur cette chaise prêtée par mon servant chevalier, les pieds au beau milieu de l’eau, dans l’entrée en marbre d’une banque africaine.

En désespoir de cause, parce que j’ai froid, parce que l’orage ne s’arrête pas, parce que j’ai peur des éclairs qui tombent à proximité, je lance mon WhatApps et j’appelle la Villa. Pour une mission de sauvetage …

Le Land Rover LR2 gris de la Villa est en route. Une pièce rare dans le pays, intérieur tout cuir, aucun accessoire, une horloge et c’est tout. La fierté d’Éric.

Quelques minutes, une éternité, le véhicule se range sur le parking, au bas de la rampe d’accès, glissante, évacuant des litres d’eau du hall inondé.

Forcément, la pluie redouble, le vent rugit, les éclairs frappent.

Les tongs à la main, je me précipite vers le 4×4. J’essaye d’ouvrir la porte qui me résiste. J’insiste énergétiquement pour me mettre à l’abri. La poste s’ouvre enfin, un bel homme Seereer me regarde, un téléphone à la main, en pleine discussion.

– Oh ! Excusez-moi, je me suis trompée de véhicule.

Je note dans mon livre des ombres, sous un orage tropical tous les 4×4 se ressemblent.

Je retourne me réfugier sous le porche, la mine déconfite, je grelote.

Le gentil gardien pense que je reviens pour lui …

– Je peux avoir votre numéro de téléphone, madame ?

Heureusement qu’il ne connait pas mon prénom.

J’aurais droit à « Madame Julie », telle une tenancière de bordel.

Ils adorent m’appeler Madame Julie.

Un autre véhicule s’arrête. Sous un grain, toutes les land rovers sont grises.

– Un ou une land rover ? ai-je le temps de m’interroger, pour retarder mon départ.

Mon gardien est triste, pas de numéro de téléphone pour son petit déjeuner.

Je retourne dans la machine à laver, eau froide, lavage et essorage 1000 tours minute.

La porte s’ouvre sans coup férir. Je me hisse sur le siège et je détrempe le beau cuir … le chauffeur ne dit rien. Je parle pour ne rien dire, vu mon état il n’y a rien à dire. Juste du chauffage.

Comme le contenu du ciel ne suffit pas, les égouts débordent et la voiture ne peut que transpercer cette rivière d’eau boueuse, projetant des vagues à hauteur d’homme. Un passant en profite largement, le poing dressé de colère.

Devant la Villa D, la voiture s’immobilise et la pluie s’arrête.