(Note de lecture – 26 novembre 2019 – Sciences Po Paris – Potaf#7)

« Notre maison brule au sud » est un ouvrage richement documenté (les notes de bas de page sont souvent plus croustillantes que le texte principal, plus académique) qui propose une synthèse lucide et une critique constructive à la fois historique, économique, sociologique et politique de l’Aide Publique au Développement (APD) depuis la 2nde guerre mondiale jusqu’en 2010, avec un double objectif : réhabiliter un instrument qui a très mauvaise presse, accusé de gaspillage, de corruption et d’inefficacité et proposer, à travers des retours d’expériences de terrain, des approches disruptives pour répondre aux enjeux de notre siècle : croissance démographique, épuisement des ressources, réchauffement climatique, contestations radicales.

Issu de cours donnés à la Sorbonne et à Sciences Po Paris, l’ouvrage est écrit par deux figures de l’aide au développement, Serge Michailof pour les six premiers chapitres et Alexis Bonnel pour le dernier chapitre dédié à l’aide face aux crises environnementales.

Serge Michailof fait partie des meilleurs spécialistes au monde sur les problématiques de développement. Il a occupé des postes exécutifs dans des organismes au coeur de l’aide internationale, la Banque Mondiale et l’Agence Française de Développement (AFD). Encore aujourd’hui, après plus de 50 ans de vie professionnelle intense, il conseille des gouvernements et assure des cours pour transmettre sa passion pour les pays émergents. Une biographie plus complète et des informations sur ses ouvrages peuvent être trouvées sur son site personnel : sergemichailof.fr.

Alexis Bonnel est un ancien analyste financier de la Banque Mondiale qui a rejoint l’AFD ; son expérience de terrain couvre toutes les régions émergentes dans les domaines de l’énergie, du transport, de l’assainissement et plus récemment du changement climatique et de la biodiversité. Il enseigne notamment à Sciences Po et publie régulièrement sur la manière de concilier développement économique et impact environnemental.

Le premier chapitre du livre est consacré à une série d’acronymes et de définitions sur l’Aide Publique au Développement comme pour l’aide humanitaire et d’urgence. Dans les concepts et références présentés, citons en vrac les indicateurs de développement humain et de bien être, le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), l’empreinte écologique et le développement durable, les institutions historiques de Bretton Woods, les objectifs du Millénaire, le rôle des institutions et de la «bonne gouvernance», le consensus de Washington, les interactions avec l’OMC et le protectionnisme, l’anthropologie économique sans jamais citer Marx, le syndrome hollandais, la malédiction des rentes, les processus ratés de démocratisation …

Une mise en bouche appréciable pour ceux qui découvrent le sujet, avec un début de déconstruction des principaux préjugés, et une première prise de conscience que si les acteurs de l’aide ont bien identifié une longue liste de facteurs qui étouffent le développement – – nous connaissons bien mal les facteurs qui l’accélèrent, une « alchimie qui reste mystérieuse ».

L’occasion aussi pour S. Michailof de donner, à travers de nombreuses anecdotes personnelles, une première tonalité sans langue de bois sur la responsabilité des dirigeants politiques de ces pays : mécanismes de prédation et de pillage, corruption, erreurs macro-économiques, fragilité de la démocratie, refus des réformes structurelles, modèle populiste de redistribution, émergence du fondamentalisme religieux …

Dans les deux chapitres suivants, l’auteur raconte l’histoire souvent méconnue de l’Aide Publique au Développement, depuis la 2nde guerre mondiale, du nouvel ordre mondial jusqu’aux grands débats internationaux des années 90 en passant par la guerre froide et la décolonisation. Une revue détaillée des institutions de Bretton Woods et de leurs missions (stabilisation macro-économique, ajustements structurels), des accords internationaux (Lomé, Cotonou …), du consensus de Washington et des éléments politiques et économiques sous- jacents.

S. Michailof en profite pour détailler les six modalités consenties : l’aide projet, l’aide programme, l’assistance technique, l’aide alimentaire, l’aide humanitaire d’urgence et les remises de dettes. L’ouvrage porte essentiellement sur les trois premières modalités qui représentent le volume financier le plus important. Au passage, l’auteur critique la méthode de calcul, basée sur les coûts imputés aux pays donateurs et non pas sur les ressources effectivement octroyées aux pays bénéficiaires.

Même si la portée de son exposé reste un peu francocentrée, l’auteur aborde les grandes étapes et évolutions de l’aide, en zigzag d’une focalisation « micro » au « macro », et leurs traductions opérationnelles dans les documents de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP) dont il critique notamment certaines conditionnalités, la vision court-termiste et le manque d’implication des parties prenantes dans leur élaboration.

Sans tomber dans l’afropessimisme, il explique pourquoi la fin des années 90 est celle des désillusions, de la perte de confiance des acteurs de l’aide, de l’absence de responsabilité dans la non-atteinte des résultats escomptés.

Dans le quatrième chapitre, l’auteur présente les initiatives pour alléger les dettes des pays pauvres très endettés et la mise en place d’un outil de référence international, avec la déclaration dite du «Millénaire». Il présente les huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) pour répondre aux besoins des pays les plus pauvres à horizon 2015 puis critique une approche trop centrée sur le tout social et pas suffisamment sur la croissance économique et les situations spécifiques des états concernés.

L’auteur pointe aussi un élément problématique : la présence récente de la Chine dans les APD, qui profitant de la reconstitution de la capacité d’endettements des pays les plus pauvres et afin de sécuriser son approvisionnement en matières premières, les ré-endette massivement dans le cadre de grands contrats d’aide liée.

Enfin il présente le cycle des négociations commerciales de Doha et le consensus de Copenhague, mais s’interroge sur la capacité financière des états à absorber ces nouvelles facilités financières internationales.

Dans le chapitre suivant, S. Michailof présente six débats d’actualités sur l’aide avec notamment une critique acerbe de la politique française en la matière, un questionnement sur la pertinence des actions des ONG, une démonstration de l’incohérence entre les politiques commerciales et les politiques d’aide ou encore le lent poison des accords de partenariat, et n’épargne pas le comportement égoïste bien pensé de la Chine.

En conséquence de quoi, l’auteur plaide pour des politiques publiques globales dans une logique de gestion durable des biens communs et en ce sens l’APD pourrait être l’embryon de cette approche à l’échelle internationale. Reste à réfléchir au comment.

Dans le sixième chapitre, en prenant comme exemple un dossier personnellement vécu, l’échec de l’intervention des occidentaux en Afghanistan dans la période 2001-2009, S. Michailof identifie les éléments clés des états dits « faillis », près de la moitié des pays en Afrique depuis 1990, puis propose des pistes disruptives pour répondre à ce défi particulier qui reste un sujet brulant d’actualité, notamment au Yemen et au Sahel.

L’auteur distingue avec acuité les éléments déclencheurs, les facteurs de risques et les éléments aggravants qui accélèrent le pourrissement du capital social d’un pays et le font basculer dans le conflit.

En s’appuyant sur une série d’expériences personnelles en Afrique de l’ouest et en RDC, il aborde les principaux facteurs de risques que sont la très forte croissance démographique, la faiblesse économique, la dégradation des écosystèmes, l’impact des rentes minières et la géographie des territoires. Ces facteurs qui délitent progressivement les institutions, les mécanismes de régulation sociale et la confiance des populations.

Les facteurs aggravants sont abordés un peu trop rapidement : interventions externes dans la genèse de certains conflits, accès aux armes après l’effondrement communiste, accaparement des rentes et politiques d’exclusion et de discrimination.

S. Michailof n’hésite pas à critiquer le rôle idéologique des donateurs, qui loin de régler durablement les difficultés sont souvent un des éléments du problème. Il témoigne par exemple de l’impact des politiques salariales de l’assistance technique sur l’administration publique, de l’absence de stratégie et de pilotage global des ressources, et des interactions quasi « mafieuses » entre contrôle des rentes et pouvoir politique.

Il insiste aussi, à travers un exemple de réussite locale, sur la nécessité d’un changement culturel chez ces bailleurs pour sortir des alliances opportunistes et de l’oeuvre charitable, en appliquant une approche «bottom-up» pour (re)construire durablement la démocratie ; notamment pour aider et encourager l’émergence d’une gouvernance de leadership, de mérite et d’intégrité pour assurer à minima la sécurité des biens et des personnes, sans laquelle aucun développement économique n’est possible.

Alexis Bonnel prend le relais dans le dernier chapitre pour présenter les trois dimensions du développement durable : économique, sociale et environnementale puis le cocktail explosif de la croissance démographique, de la croissance non durable et de la pression de l’activité humaine sur les ressources naturelles.

L’auteur montre que le modèle occidental n’est pas soutenable et craint le retour aux thèses malthusiennes alors que le changement climatique pose déjà un enjeu d’équité entre générations et entre États et conditionne la stabilité du monde.

Dans un véritable plaidoyer, A. Bonnel milite pour une (r)évolution de l’APD vers un rôle moteur dans la révolution environnementale et la cogestion du monde, accompagnateur du changement et partenaire de long terme, au coeur des relations entre les pays occidentaux qui n’ont plus le contrôle sur le réchauffement et les pays émergents qui en subissent déjà les premiers effets.

En conclusion, une bible incontournable sur l’APD malgré quelques poncifs et tropismes Françafrique et un manque de propositions concrètes pour rénover notre institution AFD dans la direction souhaitée par nos auteurs.

Elle mériterait aussi une nouvelle édition avec un élargissement à des visions alternatives – par exemple donner la parole à l’autre institution, le FMI – et une prise de position tout aussi pointue sur les Objectifs du Développement Durable et son agenda 2030, apparus depuis la publication de cet ouvrage.

On regrettera aussi l’absence de plusieurs débats qui apparaissent aujourd’hui comme indispensables pour que les pays émergents africains trouvent un chemin de développement économique qui leur soit propre : place des jeunes et des femmes, révolution agricole pour nourrir le continent ou encore le nouvel agenda « Beyond the aid ».

Mon mémoire professionnel portant sur le projet de réhabilitation d’une liaison ferroviaire pour le désenclavement d’une région et son développement économique, cette lecture m’a fait prendre conscience que la mise en place de mécanismes efficaces et transparents assurant les recettes fiscales destinées à l’entretien de la ligne est un prérequis au financement de cette infrastructure.