C’était il y a fort longtemps, au moins trente ans déjà, j’étais dans cette étrange région du Malay auprès de ma famille de cœur.

Une belle soirée de début d’automne, ma grande tante tricotait un pull en laine, et ma Bonne maman, allongée dans son fauteuil pour reposer ses jambes douloureuses, semblait perdue dans ses pensées.

Assise au pied de la cheminée, dans l’ombre des flammes, j’écoutais très attentivement mon Bon papa nous raconter la légende du chevalier-dragon.

Sans bien comprendre pourquoi, cette histoire de quête de soi faisait écho en moi comme jamais, au plus profond de mon âme.

Alors que Bon papa se faisait silencieux pour nous laisser apprécier toutes les implications de la chute finale, j’osais prendre la parole pour lui poser une question induite par sa narration.

Si je m’attendais à une réponse excessivement cartésienne comme seuls les ingénieurs des mines sont capables, j’espérais secrètement qu’il me donne quelques espoirs.

« Bon papa, as-tu déjà rencontré un lutin des bois ? »

Il tourna la tête vers moi, un léger sourire aux lèvres et les yeux malicieux. Il resta d’un silence énigmatique. Une éternité.

Ma grande tante intervint alors car il était largement temps de monter se coucher. Je fis le tour de la pièce pour embrasser tout le monde.

Miska, le chien loup de la maison me suivit dans les escaliers qui menait à la chambre en lambris sous les toits, l’ancienne chambre de ma grande tante qu’elle ne prêtait à personne d’autre que moi.

Au milieu d’un capharnaüm indescriptible de livres, de coutures, de bibelots, m’attendait un couchage que j’affectionnais tout particulièrement.

Je m’enroulai dans les chaudes couvertures arrangées telle une protection contre les créatures de la nuit.

Miska avait pour habitude de venir se coucher sur le lit à mes pieds et ce soir encore ne dérogea pas à la règle. La meilleure des bouillottes.

Quelques instants après, nous étions toutes deux endormies.


Au petit matin, un premier rayon de lumière perçait à travers la lucarne, faisant briller de mille feux la poussière en suspension au-dessus de mes couvertures. De mon point d’observation, je pouvais apercevoir les prémices de la plaine millénaire. Tendant l’oreille, je percevais le chant d’automne de la rubiette du haut des amandiers sans feuille.

La chienne s’éveillait aussi. Elle s’étira de tout son long en émettant un glapissement aigu, mais discret. Elle attendait mon signal du lever, son regard fixé sur le mien.

Soudain, mes yeux encore voilés croisèrent le chemin d’une étrange créature escaladant mes couvertures.

« Arrête de rêver ! » me gourmandai-je.

Ce drôle de petit bonhomme devait mesurer moins de trois centimètres de haut, son bonnet pointu compris. Il tenait dans ses mains une petite noix trop blanche d’avoir été fraichement pelée. Il me dévisagea quelques instants puis me fit un grand sourire.

« Mais que fais-tu donc ici, petite chose ? » lui demandais-je tout en vérifiant que Miska restait tranquille.

« Ma chère amie, je suis un lutin. Je ne veux pas vous déranger, je ne fais que passer ! » me répondit-il d’une toute petite voix aigüe. C’est bien connu, si un lutin traverse votre chemin, c’est qu’il se rend quelque part…

Je continuais à le questionner. « Où te penses tu donc, petite chose ? Tu es dans ma chambre ! »

« Oui ma foi, je suis bien chez une grande bringue ! » me titilla-t-il.

« Effectivement, tu n’es pas très grand ! Tu devrais vite sortir d’ici avant que Miska ne t’aperçoive ! Allez ouste, du vent ! » J’accompagnai ma virulence orale d’un geste de la main pour lui montrer la sortie.

« As-tu quelque chose contre ma petite taille ? » s’exclama ce bout de chou, le regard espiègle.

Je ne comprenais pas pourquoi cette fragile créature imaginaire joutait verbalement devant mon nez et pas si loin du museau de la chienne qui restait étonnamment tranquille.

Je tentais alors de l’attraper par son bonnet pointu pour l’emmener en dehors de la pièce, mais il bondit au milieu du fatras de ma grande Tante, des vieux journaux, du linge et des pelotes de laine, hors de portée.

Je me levai promptement et m’ingéniais alors à le saisir. Il courait très vite malgré sa toute petite taille. Je tournais en rond au milieu du bazar, le lutin riait sans discontinuer, me traitant même de grande nouille.

La tête légèrement penchée, la queue fouettant la poussière, Miska me regardait avec l’air attendrissant du chien qui aurait bien aimé jouer avec moi, mais qui ne voyait pas la balle… Aucune aide à attendre de son côté.

« Tu ne peux donc pas rester tranquille, petite peste ? » m’énervais-je après plus tentatives, toutes aussi ridicules les unes que les autres.

Enfin la pestouille décida d’abréger mon supplice. Se faufilant entre mes jambes, le lutin fila avec rapidité et habileté par la porte entrouverte.


La cheminée éteinte mais encore chaude réchauffait encore la grande pièce commune où nous avions l’habitude de nous retrouver pour les repas.

A cette heure bien matinale, Bonne Maman n’était pas encore levée et Tante devait déjà être au jardin pour s’occuper des légumes du potager.

Bon Papa, assis dans son fauteuil, lisait le journal de la veille. Comme à son accoutumée, Miska s’allongea à ses pieds dans un grand soupir.

Après un bonjour de rigueur, je m’installais dos à la cheminée pour prendre mon petit déjeuner.

« Bon papa, comment fait-on pour attraper un lutin des bois ? » demandais-je, tout en trempant mon énorme tartine beurrée dans un grand bol de lait fermier et chocolaté.

Bon Papa prit un instant de réflexion, puis replia son journal et le posa sur ses genoux. Il me répondit d’un ton affirmatif :

« Je crois que personne n’en a jamais attrapé ! Par contre, si tu veux en voir de près, il te faut les appâter avec de la nourriture ».

« Et avoir beaucoup de patience » me précisa-t-il avec un grand sourire.

Je finis mon petit déjeuner en quatrième vitesse et j’abandonnais mon grand-père à ses lectures. Je traversais la véranda à grand pas, longeais le jardin potager en faisant un rapide coucou à ma grande tante puis fonçais vers les grandes herbes.

Alors que je m’approchais d’un olivier centenaire, je tombais nez à nez avec une drôle de petite bonne femme endormie dans l’arbre. Au pied d’une énorme racine, un jeune lutin était assis sur un coquelicot.

Je m’approchais d’eux en leur faisant un signe de la main « Bonjour mes amis » et ils se sont enfuis dans les grandes herbes.

Derrière l’olivier, je trouvais un parterre rempli de belles fleurs colorées et des dizaines de lutins qui parlaient dans une langue inconnue.

Je m’approchais encore plus lentement mais ils s’éparpillèrent subitement et je les perdis de vue.


Ce jour-là, j’ai eu beau arpenter l’immense propriété en large et en travers, il me fut impossible de revoir le moindre lutin.

Et il en fut de même les jours suivants et encore les jours suivants. Et plusieurs années durant.

La nourriture posée chaque jour au pied de l’olivier, du pain sec et du lait, pour tenter de les séduire et de gagner leur confiance, malheureusement restait.

Je regrettais leurs minois, leurs chants et leur bonne humeur. J’aurais dû le leur dire, à ces lutins malins, mais je n’avais pas trouvé la clé !

Aujourd’hui encore, avec espoir, j’espère les revoir. J’observe la campagne environnante, je scrute les berges où je crois voir leurs frimousses.

Jamais je ne pourrais oublier ce jour où cette étrange région du Malay, demeure de ma famille de cœur, devint merveilleuse à tout jamais !