Une chambre blanche et bleu turquoise. La veilleuse orangée me laisse apercevoir les contours de la pièce.

C’était bien un rêve.

Je suis vivante, allongée, lovée comme un serpent, un coussin entre les jambes, l’autre serré dans mes bras, mes deux doudou protecteurs.

Comme à chaque fois que ma psychée maraude, je grave la situation, pour inscrire chaque détail dans ma mémoire, à défaut d’un carnet de notes, telle l’auteure d’une souvenance.

Comme à chaque fois que je jubjote mon rêve, c’est en pleine conscience que je décide d’y retourner.

Où déjà ?

Étrange scène que je viens de vivre.

Mais je dois y revenir, pour ceux qui sont encore dans ce lieu. Pour ce jeune couple qui attendait juste derrière moi.

Les prévenir que le distributeur est dangereux. Que les billets coincés dans la trappe sont piégés. Que les toucher provoque une mort rapide.

Étrange scène donc que je viens de consigner.

Je suis dans un lieu public pour retirer de l’argent.

Je m’approche d’un distributeur libre, dans l’angle d’un mur blanc. La trappe à billets est obstruée par des francs.

Deux-mille, cinq mille, j’ai reconnu leurs teintes dominantes, bleu pour l’un et vert pour l’autre …

J’extirpe les deux premiers billets avec ma main gauche. Je me sens instantanément partir.

Ces billets sont piégés et je suis en train de mourir.

Cette pensée n’est nullement incongrue, au contraire, comme une évidence empreinte d’un réalisme presque banal pour un attentat.

Je ne ressens aucune crainte.

Je décide d’arrêter ce rêve. Maintenant. Juste, je ne veux pas mourir.

Et je suis de retour dans ma chambre blanche et bleu turquoise.

Autre lieu, quelques heures plus tard. J’ai posé mes lunettes de soleil sur la table, chez Seck, l’océan en contrejour est flou.

Omar me tend un bracelet. Je ne peux pas le refuser. On ne refuse jamais un cadeau dans ce pays.

Il m’aide à l’enfiler, il le serre autour de mon poignet droit.

Nous discutons comme deux amis qui viennent tout juste de se quitter, de se retrouver.

Le bracelet a lentement glissé et m’enserre maintenant l’avant-bras.

Sans aucun avertissement, il échauffe ma peau. Et je me sens partir, comme dans ma feinte matinale.

Je ne suis pas dans un rêve, je ne vais pas mourir.

Une pensée me traverse. Je suis une conteuse et ce bracelet veut m’ensorceler.

Je lâche prise.

L’échauffement s’estompe et je reprends lentement mes esprits, un grand sourire, mes yeux dans ceux d’Omar, tout en profondeur.

Seck s’est approché de nous et engage à nouveau la conversation.

Il aperçoit mes oiseaux sur l’épaule gauche et me parle de lâcher prise. Synchronicité.

Je lui montre mon point-virgule sur le poignet gauche et lui me parle d’une nouvelle vie. Et s’éloigne, tout comme satisfait de son effet.

Omar me quitte déjà, me commande la pirogue de retour.

Je suis étrangement seule pour la traversée qui dure le temps d’une fulgurance.

A chaque lame, la pirogue, plantée dans le rivage, se balance langoureusement d’un bord à l’autre.

Yaya me tend une main assurée, m’aide à descendre et me propose de l’accompagner voir un barracuda, tout juste sorti de l’eau, à la coopérative du port.

C’est la première fois que je rencontre Yaya, intarissable conteur de l’histoire de son village et de sa communauté.

Il narre les courses de pirogue, les pêches traditionnelles et les dauphins qui jouent au large de l’ile avec les surfeurs.

Du nouveau port à l’ancien port, du club de plongée à la pirogue en rénovation, de la coopérative des hommes à celles des femmes, des mérous dans la glace aux frigos rouillés sans électricité, nous circulons librement dans le village, par des ruelles étroites, des tours et des détours.

Une pointe d’angoisse. Je ne sais plus où je suis.

J’ai le bracelet au bras. Mon angoisse disparait avec cette pensée réconfortante.

Nous débouchons sur un vieux baobab, une femelle magique de 660 ans, reconnaissable à ses très larges hanches, à ses branches ouvertes et accueillantes, quelques pains de singe suspendus.

Je m’approche lentement du féminin sacré. Le temps se fige. Je ferme les yeux et je fais deux voeux, un pour moi, un pour mon ange.

Je pose ma main gauche délicatement sur une branche à hauteur d’homme, de la circonférence d’un platane …

De l’énergie à l’état brut. Je suis prise d’un léger frisson.

A quelques pas, le baobab mâle, plus étroit, presque sévère, semble me narguer de sa hauteur. Je m’en fous, c’est un mec, aucune magie en lui.

Nous reprenons notre course à vive allure.

Encore et encore nous circulons dans un dédale de ruelles très étroites, et de droite et de gauche, pour déboucher enfin sur une petite place enclavée.

Je découvre la mosquée des hommes, la mosquée des femmes, la place à palabre à défaut de l’arbre devenu trop vieux pour résister au temps et le tribunal des anciens.

Des personnes échangent cérémonieusement, assises sur d’immenses tapis ; c’est ramadan.

Yaya insiste sur le caractère collectiviste de sa communauté, me parle de riz à partager entre tous et d’une boutique.

Je viens de comprendre. Une visite personnalisée contre un sac de riz.

Devant une boutique minuscule, des sacs de riz empilés, je dois en offrir un pour le village.

Yaya est déçu, il n’y aura pas de sac de riz.

A cet instant, je ne veux garder que cette belle histoire authentique et n’accepte pas cette fin si abrupte, si prévisible.

J’ai promis de revenir, pour le sac de riz, quand je l’aurais décidé et non sous la contrainte d’une fin arrangée.

Je ne suis pas sure qu’il ai compris mon idée. Une fois encore Tarenga m’apprend l’humilité.

Retour sur la plage. Yaya m’abandonne déjà, il fonce tout droit vers une nouvelle pirogue, chargée de touristes.

J’aperçois Omar qui en descend. Il doit être bien tard, il rentre certainement à son atelier de sculpture.

Omar et Yaya se croisent, sans un regard l’un pour l’autre. Pourtant ils se connaissent bien, il n’y a que quatre grandes familles dans ce village.

Omar me raccompagne sur le bord de la route, je hèle un taximan et je m’enfourne dans son bahut déglingué. Je n’ai plus qu’une seule envie, rentrer au plus vite.

Ce soir, en me glissant dans cette chambre blanche et bleu turquoise, j’ai rangé le bracelet délicatement sur une étagère.

Je me suis endormie rapidement, sans rêve, la veilleuse allumée, enroulée telle ophidie, un coussin par-dedans mes jambes, l’autre enserré tout contre la poitrine.

— Julie.